Par
une lettre qui m'a beaucoup touché, tu me demandes un article. Je
le fais par cette lettre.
Mais je crains de décevoir tes lecteurs qui, c'est bien naturel, s'attendent à ce que je ne leur parle que de magie.
Aujourd'hui, pour parler de magie, je dois d'abord descendre au fond de moi-même et tremper mes lèvres à la source. Peut-on parler magie, théâtre, art, musique ou littérature si l'on n'interroge pas l'homme tout nu et prêt à naître dans son propre cœur ? Si l'on ne va pas d'abord s'incliner dans le Temple de l'Homme et y déposer son offrande ?Il y a plus de deux mille cinq cent ans (avant l'exécution tristement significative de Socrate), face à un drame équivalent à celui des Tours Jumelles qui
incarnent la dangereuse dualité de ce monde, les Grecs se seraient sans doute précipités vers les autels pour sacrifier aux dieux. Puis ils auraient tenté d'analyser le symbole
manifesté par l'horrible événement. Les poètes ensuite s'en seraient emparés et l'auraient exorcisé en le magnifiant par un mythe.
Ils y auraient vu la marque tragique de Némésis et se seraient interrogés sur la démesure humaine. L'holocauste absurde de ces six mille " nouvelles victimes " - c'est ainsi que les désigne l'Abbé Pierre - aurait provoqué un sursaut de l'âme, un retour sur soi, un examen de conscience ; ces hommes, ces femmes et ces enfants ne seraient pas morts pour rien et on aurait associé à leur deuil le cortège impressionnant et terrible de toutes les victimes anonymes des titans du siècle et des cataclysmes pour lesquels, auparavant, on n'a jamais respecté la moindre minute de silence.
La cérémonie sacrée eut lieu cependant, ce lundi 11 septembre 2001. Ce fut dans le temple de la finance. Qu'on mesure " le chemin descendu ", comme aurait dit Saint Ex. !
Si je me permets d'évoquer entre nous l'événement qui risque d'enchaîner l'ensemble du monde occidental à une nouvelle chute de Babylone, c'est parce que j'ai toujours considéré la magie comme un art à part entière (la Reine des Arts) et qu'il n'y a pas un artiste qui puisse ne pas se sentir concerné. Depuis quelques années, privilégiant la notoriété, l'argent et la puissance, ne joue-t-on pas avec le feu ? À l'aube du XXIème siècle, je mesure en magie le chemin descendu, comme au théâtre on peut le faire, cinquante ans après la mort de Jouvet.
Le technique a enkysté dans le fer, le cuir, les décibels et la lumière artificielle le cœur du magicien. Toujours plus d'effets pour toujours moins de magie. C'est perdre notre raison.
La magie c'est quoi au juste ? Un besoin naturel de l'homme lié à la conscience d'être de chair et d'esprit, attaché à la matière tout en aspirant à s'en libérer ; ou à s'en rendre maître par son propre pouvoir, celui qui le place au-dessus de toutes les créatures, le pouvoir de l'esprit précisément. La magie correspond à ce besoin qui est le sien et que l'on trouve intact dans toutes les civilisations traditionnelles (celles du moins qui ne sont pas infestées par les dogmes), de vivre le libre passage entre le visible et l'invisible.
La
maîtrise de la matière peut s'appréhender par la manipulation
scientifique ; elle débouche alors sur la technique et toutes ses
dérives mercantiles, comme la bombe atomique et les O.G.M., que
le professeur Albert Jacquard qualifie de régressions humaines.
De même notre magie à nous artistes prestidigitateurs. N'étant
pas des magiciens au sens où il est permis de le rêver, nous ne
faisons que singer la magie opérative de l'alchimiste. Mais c'est
pour mieux représenter et servir le rêve de l'homme et permettre
qu'un jour la matière ne soit plus cette prison contre les murs
desquels il se cogne et se détruit. On peut espérer que le but
atteint, la haine et l'horreur n'auront plus de raison d'être.
Alors, l'artiste magicien, avec le collège de tous les autres,
aura collaboré au Grand Œuvre.
Il ne me reste plus, cher Didier, qu'à me pencher sur le berceau
de l'Escarboucle et lui souhaiter une longue vie heureuse.
Jacques
Delors
